LA FARCE DU LIBRE COMMERCE
Joseph Stiglitz
Caracas, 29 juillet ANV – Bien que la Ronde de Doha de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) pour des négociations commerciales mondiales n'ait donné aucun résultat depuis son début il y a 12 ans, on prépare une autre ronde de négociations ; mais cette fois, elles n'auront pas un caractère mondial et multilatéral mais on négociera deux énormes accords régionaux : un transpacifique et un autre, transatlantique. Y a-t-il plus de possibilités que ces négociations donnent un résultat ?
La Ronde de Doha fut torpillée par le refus des Etats-Unis d'éliminer les subventions à l'agriculture, condition sine qua non de toute ronde qui serve véritablement au développement, étant donné que 70% de la population des pays en développement dépendent de l'agriculture, directement ou indirectement. La position des Etats-Unis fut véritablement ahurissante étant donné que l'OMC s'était déjà prononcée à travers une résolution sur l'illégalité des subventions des Etats-Unis sur le coton, qui profitaient à au moins 25 000 cultivateurs riches.
La réponse des Etats-Unis fut de soudoyer le Brésil qui avait porté plainte pour qu'il se désiste et qu'il laisse en plan des millions de producteurs de coton pauvres d'Afrique et d'Inde qui souffrent des conséquences des prix très bas à cause de la générosité des Etats-Unis pour ses planteurs riches.
Au vu de cette histoire récente, il semble maintenant clair que les négociations pour créer une zone de libre commerce entre les Etats-Unis et l'Europe et une autre entre les Etats-Unis et une grande partie des pays du Pacifique (exceptée la Chine) ne prennent pas le chemin de créer un véritable système de libre commerce mais que leur but est un régime de commerce dirigé, c'est à dire pour qu'il soit au service des intérêts particuliers qui pendant longtemps, ont imposé la politique commerciale en Occident.
Il y a certains principes de base que ceux qui participent aux négociations prennent – c'est à espérer – au sérieux. En premier lieu, tout accord commercial doit être symétrique. Si les Etats-Unis, comme partie prenante de l'Accord d'Association Transpacifique (AATP) demandent au Japon d'éliminer ses subventions sur le riz, ils doivent, à leur tour, proposer d'éliminer non seulement les subventions sur leur production de riz, qui est relativement peu importante pour les Etats-Unis, et sur l'eau mais aussi sur d'autres produits agricoles de base.
En second lieu, aucun accord commercial ne doit placer les intérêts mercantiles au-dessus des intérêts nationaux plus larges, en particulier dans les cas où sont en jeu des questions qui ne sont pas liées au commerce comme la réglementation financière et la propriété intellectuelle. L'accord commercial des Etats-Unis avec le Chili, par exemple, empêche l'utilisation de la part de ce dernier, de contrôles de capitaux, bien que le Fonds Monétaire International reconnaisse maintenant que les contrôles de capitaux peuvent être un instrument important de politique ultra-prudente.
Dans d'autres accords commerciaux, on a aussi insisté sur la libéralisation et la dérégulation financières, bien que la crise de 2008 ait du nous enseigner que l'absence d'une bonne réglementation peut mettre en danger la prospérité économique. De même, l'industrie pharmaceutique des Etats-Unis qui a une grande influence sur le Représentant Commercial des Etats-Unis, a continué à faire endosser aux autres pays un régime de propriété intellectuelle déséquilibré, qui, pour lutter contre les médicaments génériques,met le bénéfice au-dessus du fait de sauver des vies. Le Tribunal Suprême des Etats-Unis a même dit maintenant que le Bureau des Brevets des Etats-Unis était allé trop loin dans l'accord de brevets sur les gênes.
Enfin, il doit y avoir un engagement de transparence, mais il convient de prévenir les participants à ces négociations commerciales que les Etats-Unis pratiquent l' absence de transparence. Le bureau du Représentant Commercial des Etats-Unis s'est montré réticent à révéler sa position de négociation y compris aux membres du Congrès des Etats-Unis et, étant donné ce qui a filtré, nous pouvons comprendre pourquoi. Le dit bureau est en train de reculer sur les principes – par exemple, celui de l'accès aux médicaments génériques – que le Congrès avait inclus dans des accords commerciaux antérieurs, comme celui souscrit avec le Pérou.
Dans le cas de l'AATP, il y a un autre motif de préoccupation. L'Asie a développé une chaîne de distribution efficace grâce à laquelle les produits passent facilement d'un pays à un autre dans le processus de production de produits finis mais l'AATP pourrait y faire obstacle si la Chine reste en dehors d'elle.
Comme les tarifs douaniers proprement dits sont déjà très bas, les négociations se concentreront en grande partie sur les barrières non douanières, comme, par exemple, les obstacles réglementaires mais le bureau du Représentant Commercial des Etats-Unis qui représente les intérêts des entreprises exercera presque en toute sécurité des pressions en faveur d'une norme commune moins stricte, ce qui contribuera à un nivellement par le bas au lieu de vers le haut. Par exemple, beaucoup de pays ont des dispositions fiscales et des règlements qui dissuadent d'acheter de grosses voitures non parce qu'ils cherchent à discriminer les produits étasuniens mais parce qu'ils se préoccupent de la contamination et que l'efficacité énergétique les intéresse.
Le principe le plus général, cité avant, est que les accords commerciaux mettent habituellement les intérêts commerciaux au-dessus des autres valeurs : le droit à une vie saine et à la protection de l'environnement, pour n'en citer que deux. La France, par exemple, demande une « exception culturelle » dans les accords commerciaux, qui lui permet de continuer à soutenir ses films, dont le monde entier profite. Ceci et d'autres valeurs plus larges ne doivent pas être négociables.
De fait, il arrive ironiquement que les bénéfices sociaux de semblables subventions soient énormes alors que leurs coûts sont insignifiants. Qui croit vraiment qu'un film artistique français représente une grave menace pour le grand hit d'été d'Hollywood ? Cependant, l'avarice d'Hollywood ne connaît pas de limites et les négociateurs commerciaux des Etats-Unis sont implacables. Et c'est la raison, précisément, pour laquelle ces articles doivent être retirés avant que ne commencent les négociations. Dans le cas contraire, on exerce des pressions et il existe un risque réel que dans un accord, des valeurs de base soient sacrifiées en faveur des intérêts commerciaux.
Si les négociateurs créaient un régime de libre commerce authentique, dans lequel coïncideraient les opinions des citoyens de la rue au moins aussi importantes que celle des groupes de pression des entreprises, alors, je pourrais me sentir optimiste, dans le sens que le résultat fortifierait l'économie et augmenterait le bien-être social. Cependant, la réalité est que nous avons un régime de commerce dirigé, qui met en avant les intérêts des entreprises et un processus de négociations qui n'est pas démocratique ni transparent.
La probabilité que ce qui résulte des futures négociations soit au service des intérêts des Etasuniens de la rue est maigre ; la perspective pour les citoyens de la rue des autres pays est encore plus consternante.
Pris dans Rebellion
AVN 29/07/13
(traduction Françoise Lopez)